Il agite sa main rapidement devant mes yeux, me ramenant les pieds sur terre. Comment qu'ils disent les gens normaux ? Lunatique. Ouai c'est ça, un véritable tue l'amour, enfin qu'est-ce que je m'en fous, si ça leur plait pas, ils ont qu'à aller parler mascaras et vernis à ongles à la première jolie fille qui passe. Mieux vaut être seul qu'en bonne compagnie ? Tss, ça c'est pour les gens qui essayent de trouver des excuses à leur solitude quotidienne. Quand on est seul au monde, on assume. Perso, je vis bien avec.

- T'es sure que ça va ?

Telle que je suis, je suis au maximum. Faut vraiment que j'arrête de faire la gueule, ça met les gens mal à l'aise ... mais qu'est-ce que j'y peux si ma face de rat est aussi facile à lire qu'un bouquin. Enfin bon, vais pas me mettre à chialer, je suis peut-être qu'une sale gamine immature, mais pas à ce point. Les larmes, ça se partage pas. En plus quand les gens chialent, ils ont une sale tronche : yeux rouges et gonflés, nez qui coule, la totale. Faut pas se voiler la face, y a que les mangas qui sont sexy quant ils pleurent. Les sourires par contre, c'est plus cool. Alors je lui souris, parce que c'est la seule chose que je peux offrir, c'est gratos et ça part toujours d'une bonne intention. En plus, y a rien de plus beau qu'un sourire.

– Te parler de moi… Tu sais, c’est pas tout rose, hein…’fin bon, ça doit pas être ton genre, les « oui-oui à la plage », je crois.

Wtf. J'ai une tête à aimer les garçons manqués distribuant des bonbons dans une voiture rouge qui parle ? C'est les cheveux, c'est surement les cheveux. Il doit peut-être penser que je suis une gentille blondinette accro aux dancefloors, qui se mate son petit épisode de Gossip Girl quotidien en mangeant un yaourt allégé. Enfin, les gens pensent ce qu'ils veulent, qui suis-je pour contredire ça. Dans un sens, ça m'fais marrer et je suis sûre que ça se lit une nouvelle fois sur mon visage en plus.

Je le laisse poursuivre, me rapprochant doucement du feu. C'est alors qu'il m'expose sa vie dans les moindres détails, si bien que j'ai de plus en plus l'impression de le voir à poil, dans cette lumière jaunâtre. Il fait des petites pauses, avant de reprendre sur le même ton, comme s'il me racontait le film qu'il venait de regarder au cinoche. Je m'en imaginais des choses, mais j'étais bien, bien, bien loin de ce qu'il a en réalité traversé : la mort, le froid et la peur.

Ce monde est moche, si moche que j'en ai la nausée ; les gens me dégoûtent aussi, comme c'est triste.

Je sais bien de quoi la race humaine est capable, mais à ce point. Oui, vraiment, j'ai envie de cracher sur toutes les personnes qui le regarderont de travers. J'allume une cigarette que je cale entre mes lèvres, me frottant les mains en quête d'un peu de chaleur.

- Arf ... dis toi que demain ne peut pas être pire qu'hier. Enfin, si je me souviens bien de la jolie figure de style qu'on nous fous dans le crâne pour pas qu'on fasse de conneries.

Le feu ne cesse de chauffer l'atmosphère, brûlant tout doucement l'oxygène aux alentours. On se croirait dans une de ces sectes qui se réunissent dans les forets, prétendant égorger de pauvres jeunes vierges, mais qui en réalité, se passe un petit joint jusqu'au lever du soleil. Enfin, ça c'est ce que j'avais entendu dire en Suède, après ... l'Europe est si différente d'ici, on se croirait sur une autre planète. A la rigueur, ici ou ailleurs, ça ne change rien pour moi, je ne suis bien nulle part. Peut-être que lorsqu'ils ouvriront un aéroport sur la Lune, j'arrêterais de me plaindre. Ou Saturne tiens, la Lune c'est trop commun, au moins sur Saturne je serais peinarde.

- Et toi, tu veux pas parler de toi ?

Parler de moi ... après ça, c'est risqué. Et dire que je passe ma vie à m'apitoyer sur mon sort, alors qu'en réalité, à côté de certains, j'ai une existence riche en bisounours. Je n'arrive jamais à me contenter de ce que j'ai, la perfection n'existe pas. Parait que ça s'arrange avec l'âge, enfin parait, quand je regarde la gueule des pauvres types de 40 piges avec leurs dîners d'affaire et leur petit barbecue le dimanche, ça me donne envie de chialer pour eux. Tellement plat, tellement triste. Autant se tirer une balle de suite, plutôt que de vivre cet horrible quotidien d'une vie bien rangée : payer ses impôts, ne manquer pour rien au monde les infos de 20h, surveiller son poids, choisir une assurance santé et tout ce qui va avec. Je me souviens qu'un mec a sortis un jour : On naît. On meurt. C'est mieux si entre les deux on a fait quelque chose. Je crois que c'est la phrase la plus censée que je connaisse, après je pense donc je suis.

- Bah, y a pas vraiment grand-chose à dire. Je suis née en Suède, c'est pas aussi froid que la Russie, mais ça s'en approche. Je vivais une petite vie tranquille, enfin, on va dire plutôt cool, même si dans un sens j'étais trop jeune pour m'en plaindre. Puis mon père a commencé à se plonger dans le boulot, nous laissant de côté ma mère et moi, ce qui a causé pas mal de bordel à la maison. Déjà que ça commençais à être tendu, mais quand la lune bleue s'est ramenée, c'était le truc en trop. Dans mon entourage, j'étais la seule à avoir été touchée et je crois que ça leur plaisait pas trop non plus, surtout à mes parents, enfin ma mère en particulier. Après bah, déjà que c'était la merde, mais pour rajouter une couche, mon père a ramené sa maîtresse à la maison. Ma mère a bien sûr péter un câble, mais à la place d'embaucher un avocat, elle a préféré ramener elle aussi son amant à la maison. Au final, j'ai deux papas et deux mamans, wouhou ... Mais le meilleur c'est que je voyais leur sale tronche tous les jours. Belle image du mariage, pas vrai ? Enfin bref, on est là et c'est le principal.

J'aime pas trop regarder en arrière, même si c'est dur, c'est pour ça que j'avais pas trop envie de m'étaler sur le petit épisode du gros pétage de câble de ma mère quand elle a découvert mon joli petit don et qu'elle m'a enfermée dans ma chambre pendant deux longues années. Une jolie retraite anticipée, avec en prime des barreaux à la fenêtre, une chatière dans la porte pour faire passer les plats, un pot de chambre et absolument rien pour vous foutre en l'air ! Penser à ça, c'est pas évident, et j'ai beau dire que l'ennui était pire que toutes les tortures, ce dont j'ai le plus souffert, c'est de savoir que je n'étais plus la bienvenue dans cette famille, si bien que je me dégoûtais moi-même. Haha, j'ai beau dire que j'aimais pas trop penser au passé, je me mets automatiquement à faire le contraire. C'est surement parce que ça fait un moment que j'ai pas écouté de musique, ça me rend dingue.

Bordel, en parlant de musique, où est-ce que j'ai foutus mon Ipod ?

Piquer une tête : Fait.
Faire joujou avec mon power : Fait.
Allumer un feu : Fait.
Piquer un somme : Fait.
M'apitoyer sur mon sort : Fait.

Eh bien, quelle journée constructive, j'ai quand même réussi à faire plus de trucs qu'en un mois. Ah et en plus, j'ai rencontré un nouveau pote, plutôt cool, malgré tout ce qu'il a vécu. Le soucis avec les saloperies que la vie nous tend c'est que ça nous travaille, des années et des années après, car même si l'être humain possède la mémoire la plus courte, il reste des bribes de souvenirs qui vont et viennent dans notre subconscient. On a plus qu'à les attraper, les mettre en bocal, ou les planquer. Visiblement, il a l'air d'avoir fait le point dessus. Je devrais faire pareil. Je sais que je devrais faire pareil. Alors, pourquoi je ne fais pas pareil ? J'en sais rien. J'adore cette réponse, on peut la caser partout. Tu veux manger quoi ? J'en sais rien. Qu'est-ce que tu as ? J'en sais rien. Pourquoi la vie ? J'en sais rien. Ah quoi bon penser lorsqu'on peut avancer sans réfléchir, sans regarder de plans, sans rester scotcher à son GPS. Juste marcher, un pas devant l'autre, histoire de voir de nouveaux paysages. C'est vrai quoi, le fait d'en savoir plus sur l'autre, ça permet d'évacuer avant de passer à autre chose, de passer un nouveau cap.

Il me tend mon Ipod, c'est sympa de sa part, je commençais à m'inquiéter. C'est pas que j'y tiens tant que ça, avec le nombre que j'ai cramé, je change tout le temps, mais j'ai zappé de sauvegarder ma nouvelle playlist. Il serait peut-être temps de rentrer. Ou pas. Il faut que je me lève, mais mes jambes me répondent plus. Avec un peu d'eau à 90° dans le sang, je serais déjà loin devant, sans avoir mis dix bonnes minutes à me décider. Va falloir encore escalader la façade pour rentrer ... Je ne me souviens même plus si j'ai laissé ouverte la fenêtre. J'ai plus qu'à espérer que les pions sont déjà partis roupiller.

Je ne sais pas s'il compte rester là toute la nuit du coup, à contempler les étoiles en attendant que le pensionnat ouvre ses portes à la première heure, alors je lui demande doucement, avant de me lever en ramenant mes gambettes à la vie. J'ai l'impression d'avoir les membres momifiés, trempés dans le sel pendant des jours avant d'être bandé et rebandé. Je lui tends une main amicale, toujours le sourire aux lèvres, bien entendu :

- C'était vraiment sympa, merci pour cette journée. J'espère te recroiser un de ces quatre. Merci encore.

HRP: